Lucie Dumais, Annie Camus et Jean-Marie Tremblay - Universitas Forum, Vol. 1, No. 3, December 2009
EN PRATIQUE
DIX ANS D'ÉVOLUTION DE L'ÉCONOMIE SOCIALE À MONTRÉAL
VUS À TRAVERS LE TRAVAIL DES AGENTS DE DÉVELOPPEMENT
AU NIVEAU LOCAL

Lucie Dumais,* Annie Camus et Jean-Marie Tremblay^

Introduction

Dans la province de Québec, au Canada, la fin des années 1990 a été marquée par une volonté politique faisant une plus large place au tiers secteur, que l'on a ds lors appelé officiellement économie sociale. Plus d'une centaine de Centres locaux de développement ont ainsi été créés. Encore aujourd'hui, le Québec constitue le fer de lance de l'économie sociale au pays.

Cet article va traiter de l'évolution d'un rôle particulier dans le développement de cette nouvelle économie au Québec, celui des agents et agentes[1] de développement d'économie sociale dans les Centres locaux à Montréal, deuxime ville en importance au Canada et métropole de la province de Québec. L'île de Montréal compte un quart de la population québécoise (1,8 M) et un quart du PIB du Québec (Chantier de l'économie sociale, 2006). La métropole montréalaise constitue un pôle important dans les plans du ministre des affaires municipales du Québec à l'égard de l'économie sociale (MAMR 2008). Bien que le portrait statistique de l'économie sociale reste à clarifier aux dires de plusieurs acteurs et du ministre même, un portrait de Montréal a déjà été produit en 2008 suivant une définition large de ce qu'est l'économie sociale (incluant coopératives et associations sans but lucratif). Il est utilisé par le ministre et la Ville de Montréal. Sur l'île, 3 600 établissements génrent un chiffres d'affaires de 2 Mds de dollars et 61 500 emplois, soit 7% du total provincial, en plus de compter sur 100 000 bénévoles dans les conseils d'administration et pour leurs activités (Bouchard et al. 2008; Ville de Montréal 2009).


Le Cinéma Beaubien

Le Bistro / Les Projets Part, deux entreprises au centre de Montréal soutenu par le Corporations de développement économique communautaire (CDEC) de Rosemont Petite Patrie.

Origine de la recherche et démarche méthodologique

Ce sont les agents d'économie sociale de Montréal eux-mêmes qui ont suggéré que l'on se penche sur leur situation. à la fin de l'année 2006, un petit groupe a approché le réseau québécois de recherche partenariale en économie sociale (RQRP-éS), un consortium de chercheurs et de praticiens de l'économie sociale opérant dans huit régions du Québec. L'exercice de recherche empirique et de réflexion commune avait comme objectifs de faire le point sur la diversité des pratiques, considérée comme problématique, et se donner les moyens d'orienter ou mieux soutenir la pratique dans le futur, considérée comme menacée à cette période. Les objectifs ont été déterminés par le comité de pilotage du projet[2], qui se réunissait aux deux mois environ.

La méthodologie utilisée dans la recherche repose essentiellement sur l'analyse du discours des agents d'économie sociale eux-mêmes, recueilli par entrevues semi-directives. L'utilisation d'autres sources de données comme de la documentation des organisations locales d'oú oprent les agents, c'est-à-dire les Corporations de développement économique communautaire (CDéC) et les Centres locaux de développement (CLD), et des entrevues avec des partenaires financiers ou politiques, a permis d'approfondir notre analyse.

La population de référence est constituée des agents en exercice ayant au moins un an d'expérience. Notre échantillon final était composé de dix répondants, sept hommes et trois femmes, provenant de neuf organisations, majoritairement des CDéC.

éléments contextuels sur le développement de l'économie sociale à Montréal

Les structures d'appui au développement local: CDéC et CLD
Les premires Corporations de développement économique communautaire (CDéC) de Montréal ont été créées au milieu des années 1980, dans un contexte de crise économique et de remise en question des interventions étatiques. Se fondant sur les principes du développement économique communautaire, elles oeuvraient autour de quatre axes d'intervention, à savoir la concertation locale, l'employabilité (aide à l'insertion en emploi), le soutien à l'entrepreneuriat et la promotion du territoire local (Morin et Lemieux 1996; Camus 2000). L'intensité avec laquelle chacun des axes sera mis en uvre explique en partie les particularités qui diffrent d'une CDéC à l'autre.

En 1998, le gouvernement provincial dépose sa Politique de soutien au développement local et régional qui prévoit la création de structures locales d'appui au développement, les Centres locaux de développement (CLD). à Montréal, au terme d'une longue négociation, les CDéC obtiennent le mandat de CLD sur leurs territoires respectifs. Des CLD seront créés sur les territoires qui ne comptent pas de CDéC.

La création des CLD s'accompagne également d'enveloppes budgétaires dédiées au soutien de l'entrepreneuriat privé ou collectif. Chaque CLD ou CDéC se voit ainsi attribuer un Fonds d'économie sociale. Cela entraîne la création de postes d'agents de développement en économie sociale ainsi que d'un comité local d'allocation du Fonds d'économie sociale (comité FéS). Ce comité analyse les dossiers soumis par l'agent et décide de l'attribution ou non de financement. Composé d'environ six à huit membres de la communauté locale, le comité se rapporte ultimement au conseil d'administration de la CDéC/CLD qui entérine ses recommandations.

Des lois changeantes et leurs effets
En 2003, une loi crée le nouveau ministre du Développement économique et modifie la structure décisionnelle régionale ainsi que celle des CLD. C'est à cette période que le rôle des CLD, comme du FéS, paraissent menacés. D'autres changements structurels (fusions municipales) et projets de lois viennent ajouter à la confusion. à leur tour, les CDéC sont perplexes car ces manuvres font fi du modle de concertation (Les CDéC du Québec 2003). Elles demandent au gouvernement du Québec une stabilité des structures locales ainsi qu'une protection des budgets destinés aux entreprises d'économie sociale.

Le Fonds d'économie sociale, nerf de la guerre
Le schéma 1 illustre les montants engagés par le Fonds d'économie sociale dans les CDéC/CLD de l'île de Montréal depuis 1998. Bien qu'à manier avec prudence (des fonds spéciaux peuvent ou non y être inclus), il montre une rupture à partir de 2005 faisant stagner le financement.

à l'origine, les fonds d'économie sociale dépensés par les CDéC/CLD ne pouvaient financer que les immobilisations et le fonds de roulement des entreprises en démarrage. Ils ne pouvaient ni soutenir les salaires ni consolider une entreprise existante. Mais les entreprises avaient à l'époque accs au Fonds de lutte contre la pauvreté d'un autre ministre (Emploi-Québec), qui permettait de bonifier des salaires[3].

Ds les années 2000, il est apparu que les normes d'octroi ne tenaient pas compte des besoins des entreprises naissantes. Les revendications des CDéC de Montréal pris forme et ont été entendues: subventionner des ressources humaines, prolonger le soutien financier au-delà de trois ans, concilier le mandat local et l'aide aux entreprises à vocation régionale. Cependant, un tel décloisonnement des budgets a ouvert aussi la voie à une concurrence entre des projets d'origine privée et ceux d'origine sociale; et il n'a pas évité une coupure des budgets de fonctionnement des CDéC/CLD mêmes, affectant leur personnel d'agents.

Schéma 1. évolution annuelle du Fonds d'économie sociale (000 dollars) depuis 1998


Source: rapports annuels des CLD de Montréal.

Le travail des agents d'économie sociale à Montréal

Les activités des agents de développement de l'économie sociale
Quatre activités de base ont été identifiées au cours de discussions en comité de pilotage: conseil aux entrepreneurs, concertation locale ou régionale, reddition de comptes et, enfin, gestion du fonds d'économie sociale (FéS).

Le temps consacré à ces activités ainsi que l'importance qui leur est accordée étaient homognes d'un agent à l'autre. Le conseil représente entre 55% et 70% de leurs occupations, la concertation entre 10% et 20%, la reddition de comptes de 5% à 10% et la gestion du FéS de 5% à 15%. Cette répartition correspond en grande partie à l'importance que les agents accordent aux activités.

Le conseil ressort nettement comme l'activité jugée la plus importante. La gestion du FéS vient au second rang pour plusieurs - sauf si la tâche est partagée entre plusieurs personnes au sein de l'organisation. Au troisime rang, mais de manire moins homogne, il y a la concertation; pour certains elle représente une activité importante, pour d'autres, elle compte peu. En dernier lieu, il y a la reddition de comptes. Elle est peu stimulante (peu importante) pour une majorité d'agents, même si on reconnaît sa nécessité: C'est normal, c'est de l'argent du peuple. C'est normal que ce soit transparent (répondant # 5).

L'analyse devient d'autant plus intéressante lorsque l'on s'attarde aux descriptions et aux justifications détaillées des quatre activités.

La notion de conseil a vite été associée au type de projets. Un noyau dur d'agents décrit l'accompagnement-conseil en fonction des cycles de vie de l'entreprise: on conseille en prédémarrage, démarrage, consolidation, développement et redressement. Par exemple, on parle de validation d'idées pour le prédémarrage; de montage financier et d'analyse de plans d'affaires pour le démarrage ou la consolidation de l'entreprise.

La notion de concertation engage beaucoup de temps pour tous les agents, mais sans avoir la même signification. Il convient de préciser quatre faons qu'ont les agents de faire la concertation. Il y a la concertation avec les pairs de la région (inter-CDéC des agents) et, pour certains, la concertation avec des collgues dans la CDéC/CLD même; il y a aussi la concertation avec les différents acteurs associés à l'économie sociale (en lien notamment avec la Conférence régionale des élus et son comité en économie sociale)[4] et la concertation avec le milieu (tables de quartiers, tables sectorielles oú se rencontrent les acteurs de la société civile locale). La présence plus ou moins intensive de la CDéC/CLD dans les concertations locales et régionale a ici une influence.

La reddition de comptes s'adresse à une grande variété d'instances. Pour les agents, ce n'est pas l'obligation de rendre des comptes sur l'utilisation de fonds publics qui est mise en cause, mais plutôt la pertinence des données demandées, spécialement pour la Ville de Montréal, et la modification constante des outils et indicateurs qui sont utilisés.

Quant à la gestion du comité des fonds de l'économie sociale, elle recouvre des tâches telle la production de demandes de financement (rédaction avec ou pour l'entrepreneur), la mise en place de comités d'octroi (préparation et information sur les dossiers de demandes), la planification et le suivi du FéS dans son ensemble à la CDéC/CLD. L'agent devient en somme juge et partie vis-à-vis l'entrepreneur: il l'accompagne, mais doit aussi guider le comité d'octroi qui décidera en faveur ou non de son financement. De même vis-à-vis du comité, cette fois parce qu'il faut d'un côté le constituer et l'animer et, de l'autre, ne pas se substituer à lui dans un rôle décisionnel ni dévaloriser son input.

Les cinq rôles dominants dans la pratique des agents
Les données sur les activités nous ont conduits à extraire cinq rôles des agents. Ces rôles prennent plus ou moins d'importance selon l'agent et ses années d'expérience, mais aussi selon l'organisation d'appartenance et son histoire. Cela dit, on ne note pas, dans la situation actuelle, de polarités qui suscitent des conflits graves; cependant, elles révlent des tensions montantes et, avec elles, des défis que nous aborderons plus loin.

Le conseiller en économie sociale accompagne le promoteur (entrepreneur) dans le but de structurer son projet en fonction des besoins sociaux locaux et, surtout, de la possibilité de dégager des revenus autonomes. L'approche est ici communautaire et axée sur la population locale et ses besoins immédiats. Ce rôle sollicite cependant des compétences liées à la gestion et aux fonctions d'entreprise afin de soutenir le développement du volet économique (générer des revenus) du projet.
Développer (chez le promoteur) la culture entrepreneuriale () développer la culture du prêt [plutôt que la culture du don] (# 10).

Le conseiller en entrepreneuriat collectif accompagne le promoteur (individu ou petit groupe d'individus) afin de structurer l'entreprise pour rencontrer les exigences de gouvernance démocratique dans différentes formes juridiques (coopératives, associations, etc.). L'approche est axée sur les besoins des promoteurs (création de leur propre emploi, partage d'équipements, de fournitures) et sur une définition du social large ne se limitant pas à la satisfaction de besoins immédiats de la population locale. L'environnement et la culture sont donc considérés comme des besoins sociaux. Ici, l'agent doit soutenir la formation d'un conseil d'administration aux compétences variées et ayant un ancrage local satisfaisant. L'agent doit également pourvoir aux connaissances sur les différentes fonctions d'entreprise et, notamment, sur la gestion collective.

L'analyste-conseil examine les données financires et conseille le promoteur en regard des critres d'octroi du FéS, du marché local, des montages financiers possibles. Il développe de nouveaux outils pour les promoteurs. Ainsi, il doit pourvoir aux connaissances sur des fonctions d'entreprise plus spécialisées, surtout financires.
On invite à tester le projet avec d'autres partenaires financiers (# 3);
On fait une veille des programmes de subvention et de prêts (# 2).

Le consultant-expert conoit et élabore en l'absence de ressources chez les promoteurs pour les réaliser. Il peut donc jouer un rôle actif dans le groupe-promoteur en fonction de ses compétences particulires. Ce rôle reste cependant relativement exceptionnel. Il exige de l'agent d'avoir une connaissance approfondie de certaines fonctions de l'entreprise.
Quand le groupe a besoin de faire une demande de financement à un partenaire () je peux me porter volontaire pour la rédiger (# 10)
Avec mes expériences en marketing () si l'entreprise n'a pas les ressources et que j'ai un peu de temps () (# 9)
L'idée de projet n'avanait pas. Alors j'ai dit à mon directeur: si on veut faire quelque chose avec a, va falloir que le CLD s'implique plus'. Il a fallu monter le projet, bâtir le CA () et offrir le service! (# 2).

L'animateur-initiateur cherche à stimuler le développement de projets qui répondent aux besoins du milieu. Il participe à diverses concertations, observe, discute, promeut des idées en lien avec le Plan d'action. Dans de rares cas, il peut lui-même initier un projet en l'absence de porteurs. L'agent s'engage donc dans des activités plus ou moins intensives ou de longue durée. Ce rôle demande d'avoir des compétences en développement organisationnel et de réseautage. Il demande également une sensibilité politique et une connaissance approfondie du milieu local. Ce rôle reste cependant plutôt exceptionnel.

Les cinq rôles identifiés sont souvent tous présents et se combinent dans les pratiques d'à peu prs tous les agents. Cependant, on retrouve des dominantes chez les uns et les autres.

Les démarcations entre rôles sont liées à l'histoire des derniers dix ans. Certains rôles ont en effet été plus marquants dans les années 1990, comme le conseiller en économie sociale qui accompagne des organismes du milieu plus centrés sur leur mission sociale que sur la rentabilité économique. D'autres rôles prennent du galon depuis quelques années, comme le conseiller en entrepreneuriat collectif qui aide les nouveaux entrepreneurs sociaux à rencontrer les défis de la gouvernance collective et démocratique.

L'évolution des rôles d'agent de développement
L'évolution de l'économie sociale est un moteur important dans la détermination des rôles. à l'origine, lors de la création des CLD et du FéS, on attendait de l'agent qu'il initie des projets d'entreprises. Les rôles d'animateur-initiateur (stimuler l'émergence de projets) et de conseiller en économie sociale (développer la dimension économique des organismes communautaires) étaient dominants. Avec le temps, les milieux locaux ont acquis l'expérience de l'économie sociale. Il ne s'agit plus de former les organismes sans but lucratif à l'économie sociale, mais bien d'analyser les projets et de conseiller les promoteurs afin que ces projets deviennent acceptables pour les différents acteurs du milieu, local voire régional et provincial. Le schéma 2 illustre cette évolution.

Schéma 2.

En 2008, la reconnaissance de l'économie sociale a franchi les frontires des milieux locaux initiés. Récemment, de nouveaux types d'entrepreneurs ont demandé du soutien aux CDéC/CLD : ces hommes et ces femmes ne sont pas issus d'une tradition communautaire ou collective bien qu'ils portent des valeurs sociales et souhaitent les incarner dans un projet d'entreprise. Non seulement l'agent doit conseiller ces entrepreneurs sur la viabilité économique, mais aussi sensibiliser les promoteurs sur la nécessité de s'ancrer localement et de mettre en uvre les principes de gouvernance démocratique. L'importance du rôle de conseiller en entrepreneuriat collectif est donc relativement nouvelle. Et les nouveaux entrepreneurs exercent une pression telle qu'il est appelé à prendre encore plus d'importance.

Cette évolution a autant à voir avec les exigences de viabilité économique et de création d'emploi prônées par les politiques publiques, qu'avec les visions de développement des entrepreneurs eux-mêmes. De plus, au cours des dix dernires années, de nombreuses sources de financement ont été mises en place au Québec et attirent grandement les entrepreneurs vers cette forme d'entrepreneuriat à Montréal.

à la mise en place des Fonds d'économie sociale en 1998, peu d'outils financiers étaient disponibles pour les promoteurs.
Mais en dix ans, nombre d'outils et de fonds ont été mis en place, parmi lesquels la Fiducie du Chantier de l'économie sociale (capital patient) et le Réseau d'investissement social du Québec. Cette mise en place de différents outils et donc de nouveaux partenaires financiers a aujourd'hui une incidence significative sur le travail des agents des CDéC/CLD. Tous nos entretiens révlent que le Fonds d'économie sociale n'est plus le seul bailleur de fonds qui supporte les projets. Ce qui oblige le promoteur et l'agent d'économie sociale à tenir compte des exigences de ces différents partenaires. Les analyses financires doivent alors être de plus en plus raffinées et détaillées afin de répondre aux attentes spécifiques de chacun des bailleurs de fonds. Les résultats de la recherche démontrent également que le travail de coordination qu'entraînent ces montages financiers est souvent porté par les agents d'économie sociale. Sans compter que cette coordination entre les acteurs a tendance à allonger les délais de gestation des projets. Cette évolution du partenariat financier a contribué à l'importance croissante du rôle d'analyste-conseil et, dans une moindre proportion, de celui de consultant-expert.

Nous avons déjà identifié que la gestion du Fonds d'économie sociale (FéS) est considérée comme étant la deuxime plus importante activité pour presque tous les agents interrogés. Ressortait aussi des entretiens une forte convergence dans la composition des comités d'octroi du FéS et dans leur fonctionnement. L'agent doit informer le comité des différents dossiers de demandes en cours et aider à planifier l'utilisation du FéS. Occasionnellement, le comité se penche sur les politiques du FéS et soumet les changements souhaités au conseil d'administration, s'il y a lieu. Ces politiques d'attribution propres à chaque CDéC/CLD se déclinent généralement en termes de montants maximum d'aide financire, d'années d'admissibilité, voire d'exclusion de secteurs d'activité. Ces politiques et orientations vont avoir une influence sur les rôles prépondérants des agents d'économie sociale.

Enfin, il y a les parcours personnel et professionnel des agents eux-mêmes. On l'a évoqué, les plus anciens des agents d'économie sociale, dont certains occupaient un poste d'agent de développement économique communautaire dans les CDéC avant 1998, ont d'abord travaillé dans une approche sociale du développement. Or, on a noté depuis dix ans une professionnalisation croissante des agents dont certains ont aujourd'hui une formation en gestion (MBA) ou en économie. Cette mutation influence la vision qu'ont les agents sur leur rôle. Leur vision de ce qu'est l'économie sociale, du développement souhaitable pour cette dernire va également avoir une influence sur leur pratique.

Notre analyse met donc en relief trois types d'interactions professionnelles que l'agent entretient avec l'extérieur ou à l'intérieur même de la CDéC / CLD et qui faonnent ses rôles : les interactions avec les promoteurs, celles avec des partenaires financiers externes et enfin celles avec le comité du FéS et les autres intervenants au sein de la CDéC/CLD.

Les défis des agents de développement de l'économie sociale
La recherche nous a permis d'identifier certains défis ou enjeux propres à la pratique des agents d'économie sociale. La définition de ce qu'est l'économie sociale, le rapport au territoire et la position névralgique des agents dans les processus de développement des projets sont les principaux défis qu'ils ont à l'heure actuelle ou auront à relever dans l'évolution prochaine de leur pratique.

De tout temps, la définition même de ce qu'est l'économie sociale a constitué un enjeu pour les acteurs qu'elle interpelle. En dix ans de pratique, les agents d'économie sociale et leurs comités respectifs ont pour la plupart réussi à opérationnaliser une définition ou à tous le moins des critres permettant de guider leurs décisions. Cependant, l'arrivée de nouveaux types de promoteurs fait ressortir de faon plus évidente la coexistence de deux définitions du social dans l'économie sociale. Ainsi, pour certains acteurs le social réside dans la recherche d'un bien communautaire à travers le développement de services de proximité et la réponse aux besoins de populations défavorisées. Mais le social peut aussi être compris dans une optique de bien public oú l'on vise davantage la création d'emplois; l'environnement et la culture par exemple font alors partie du social. L'arrimage entre ces différentes définitions du social constitue ainsi un défi pour la pratique.

Les pratiques de développement à une échelle territoriale locale étaient une des innovations fondamentales du développement économique communautaire qui a précédé l'économie sociale formelle. Réfléchir et soutenir le développement à l'échelle d'un quartier ou d'un arrondissement permettaient d'envisager l'amélioration de la qualité de vie des résidents et de faire face à des problématiques spécifiques à ce territoire. L'intervention des CDéC a largement profité de cette innovation. Mais à l're de la mondialisation et d'Internet, force est de constater que l'ancrage communautaire des promoteurs émergents en économie sociale fait appel à des communautés dont le référent n'est plus nécessairement territorial. Dans certains territoires, l'intervention des CDéC/CLD a également permis de développer les services et l'entrepreneuriat à l'échelle locale d'une manire telle que le développement et la croissance des entreprises d'économie sociale passe aujourd'hui par une expansion au delà des limites territoriales initiales. Ce qui constituait donc une innovation et un outil de développement au départ, développer le local, constitue donc parfois aujourd'hui un obstacle ou à tout le moins une limite majeure. Comment soutenir le développement d'entreprises d'économie sociale ou l'expansion à une échelle métropolitaine, voire régionale, à l'intérieur de structures locales, voilà un autre des défis qui attend les agents d'économie sociale de Montréal.

Enfin, il ressort de l'étude et ce, de faon partagée par l'ensemble des agents d'économie sociale, une difficulté quant à la position qu'ils occupent et qu'ils identifient comme d'être à la fois juge et partie. En effet, l'agent d'économie sociale offre au promoteur qui sollicite un financement de la CDéC/CLD un accompagnement qu'on peut qualifier d'accompagnement de proximité. L'agent offre souvent du conseil, effectue le suivi et accompagne le promoteur dans la réalisation des études, plans et autres formalités en lien avec les demandes de financement. Mais c'est également à l'agent de présenter le dossier de demande ainsi qu'une recommandation au comité du FéS. Aprs quoi il est de la responsabilité de l'agent de communiquer la décision, positive comme négative, au promoteur. Alors que l'agent ne fait en aucun cas une représentation du promoteur au comité il doit rester neutre et n'agir qu'à titre d'analyste si on veut la proximité qui se développe dans le travail de préparation avec le promoteur peut laisser croire à ce dernier que l'agent saura le représenter. Cela met en exergue la spécificité de l'accompagnement des agents d'économie sociale, à savoir un accompagnement de proximité qu'aucune autre structure n'offre aux promoteurs. Depuis l'origine donc, un tel conflit de rôles paraît incontournable pour les agents, puisqu'il s'agit pour eux de conserver cette approche unique et nécessaire pour les promoteurs tout en tentant de réduire ses effets négatifs dans l'exercice de leurs fonctions.

Conclusion

Quand, au tournant de 2007, des agents d'économie sociale de Montréal ont ressenti le besoin de faire un bilan de leur pratique, c'est un sentiment d'urgence qui les animait. Certains voyaient une menace planer: la mission dédiée à l'économie sociale dans les structures locales allait-elle perdurer? Cette préoccupation, déjà vieille de quelques années, persistait malgré le Sommet de novembre 2006 sur l'économie sociale qui avait vu le gouvernement provincial donner certains signes positifs.

Au cours de 2008-2009 néanmoins, nous avons pu constater un apaisement des craintes des agents, tant au sein du comité de pilotage de notre recherche que dans l'ensemble de nos données empiriques. Divers facteurs ont pu contribuer à un tel changement. La sortie du plan québécois et de la politique montréalaise à l'égard de l'économie sociale en est un. Il est aussi possible que l'arrivée de nouveaux agents en poste ait changé le positionnement global des praticiens. Les agents que nous avons rencontrés prennent acte d'une évolution plus entrepreneuriale de l'économie sociale à la faveur d'une croissance des projets sociaux, culturels, environnementaux d'entrepreneurs locaux, en plus de continuer à répondre à des besoins immédiats de populations défavorisées. Le social se conjugue désormais en plusieurs modes, l'économique suscite moins d'appréhensions dans les organisations de la communauté, bien que certains désaccords et quelques impasses restent. En outre, de nouveaux enjeux apparaissent et n'ont pas trouvé de réponse consensuelle sur les enlignements à venir, notamment sur comment faire de la place aux projets d'envergure dépassant la localité ou pourquoi insister sur la recherche de financement autonome.

Les agents d'économie sociale, nous l'avons montré par cette recherche, jouent un rôle unique d'accompagnement pour des entrepreneurs nouveau genre et ayant des idées novatrices pour le développement social et durable à Montréal. Les agents d'économie sociale ont su ajuster leur aide à la complexité croissante des fonctions d'entreprise et aux demandes diverses des promoteurs de projets.

Nous avons aussi mis en évidence que les agents ont l'occasion de participer pleinement au role making de leur pratique et, par conséquent, à la configuration de l'économie sociale à Montréal. Divers dispositifs, auxquels ils peuvent recourir ou qu'ils ont eux-mêmes mis en place, leur donnent ce pouvoir d'action. Certes, ils n'ont pas en leurs mains l'ensemble des leviers, financiers ou politiques. Mais leur marge de manoeuvre comme agents de développement nous est apparue tout de même non négligeable et ce, dans l'ensemble des interactions professionnelles qui caractérisent leur pratique.

Comment les agents de développement de Montréal voient-ils l'avenir de l'économie sociale, si tant est qu'elle évolue toujours un peu en fonction des pressions politiques nationales ou municipales en même temps que des demandes provenant du territoire? Leur vision est-elle au diapason des instances de concertation dans la région et dans le quartier? Les agents auront-ils tendance à adapter leur vision aux demandes et besoins des entrepreneurs ou, au contraire, à les entraîner dans une certaine faon de faire de l'économie sociale? Auront-ils des balises claires à propos de ce qui est souhaitable pour l'économie sociale montréalaise? Auront-ils les moyens, légaux et administratifs, pour ce faire? Pour le court terme, nos constats suggrent que trois types d'action paraissent indispensables. Il faudrait laisser des traces tangibles du travail de développement des agents : la production d'une brochure historique ou d'un guide s'adressant aux agents nouvellement embauchés s'y prête bien. Il faudrait consolider les compétences d'accompagnement des agents et les actualiser régulirement par la mise en place de formations sur mesure. Enfin, il faudrait continuer d'utiliser la plateforme du regroupement inter-CDEC des agents pour discuter des ajustements administratifs souhaitables dans la pratique et pour faire remonter dans la filire politique les enjeux de l'économie sociale observés sur le terrain. Si toutes les réponses aux défis à venir ne sont pas encore là, il y a au moins des questions clés qui ont été posées. Et le bilan contrasté qui vient d'être ici fait devrait susciter plus d'intérêt que de craintes à en débattre, constructivement.

Références

Bouchard M.J. (2008) 'Portrait statistique de l'économie sociale de la région administrative de Montréal'. Chaire de recherche du Canada en économie sociale, no Hors série 2008-01, Université du Québec à Montréal
Camus A. (2000) 'Impact du mandat de Centre local de développement (CLD) sur la structure organisationnelle des CDéC : le cas de la Corporation de développement économique communautaire Côte-des-Neiges / Notre-Dame-de-Grâce (CDEC CDN/NDG)', Cahier du CRISES ES0004, Université du Québec à Montréal
CDéC du Québec (2003) 'Le développement local. Une stratégie gagnante qui demande de la stabilité, de la continuité, un consensus de la communauté', Commentaires des CDEC du Québec sur le projet de loi 34 et les projets de loi 9 et 33, décembre
Chantier de l'économie sociale (2006) 'La région en chiffres', Chantier de l'économie sociale, Montréal
Ministre des Affaires municipales et des Régions (MAMR), (2008) 'économie sociale. Pour de communautés plus solidaires. Plan d'action gouvernemental pour l'entrepreneuriat collectif, Gouvernement du Québec, Montréal
Morin R., A. Lemieux (1996), 'Entreprises, milieu urbain et développement local: enquête dans deux arrondissements de l'Est de Montréal', coll. études, matériaux et documents no 11, Département d'études urbaines et touristiques, Université du Québec à Montréal
Ville de Montréal (2009) 'Un partenariat en économie sociale pour un développement solidaire et durable', Montréal, mars


* Lucie Dumais est professeure à l'école de travail social de l'Université du Québec à Montréal (UQàM). Elle est codirectrice du Laboratoire de recherche sur les pratiques et les politiques sociales et responsable d'activités partenariales et de transfert de connaissances à l'Alliance de recherche universités-communautés en économie sociale.

Annie Camus est professeure à l'école des sciences de la gestion de l'UQàM. Chercheure associée à la Chaire de recherche du Canada en économie sociale, elle est également membre de l'Alliance de recherche universités-communautés en économie sociale.

^Jean-Marie Tremblay est étudiant à la maîtrise à l'école de travail social de l'UQàM. Il est actuellement à l'emploi du Centre de recherche de l'Institut universitaire en santé mentale Douglas-Mcgill, sur le projet Chez soi/Nitapin/at home (Projet de recherche et de démonstration en santé mentale et itinérance).

1. Nous utiliserons le masculin pour englober le féminin dans la suite du texte.

2. Le comité de pilotage est formé de deux chercheures, un assistant-étudiant, le coordonnateur du RQRP-éS et quatre agents désignés par le Regroupement des agents d'économie sociale de l'île de Montréal. Au final des discussions sur les objectifs, une description historique et transversale du métier, propice aux discussions et à la mise en commun, a été préférée à un exercice d'évaluation des résultats, individuels et collectifs, plus inconfortable pour les répondants et plus difficile à opérer méthodologiquement.

3. Soulignons aussi que certaines initiatives d'économie sociale avaient été soutenues avant 1998 grâce à un financement du gouvernement fédéral du Canada et d'autres ministres de la province de Québec.

4. Le Comité économie sociale de l'île de Montréal (CéSîM) est composé d'agents, d'entreprises et de participants d'organismes de concertation intéressés à l'économie sociale.

Universitas Forum, Vol. 1, No. 3, December 2009





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