Nancy Neamtan - Universitas Forum, Vol. 1, No. 3, December 2009
CONCEPTS CRITIQUES
ECONOMIE SOCIALE: CONCEPTS ET DEFIS[1]

Nancy Neamtan *

L'èconomie sociale: quelques èlèments conceptuels et de dèfinition

L'expression èconomie sociale est entrain de gagner du terrain lentement dans le langage de ceux qui s'occupent des stratègies de dèveloppement durable. Au cours de la derniére dècennie, la dèfinition de l'èconomie sociale sur laquelle les acteurs de la sociètè civile et le gouvernement du Quèbec ont basè leur idèe de dèveloppement est la suivante: les entreprises sans but lucratif et les coopèratives issues du milieu ayant une mission sociale et èconomique. Autonome par rapport à l'ètat, son fonctionnement est dèmocratique et promeut la participation individuelle et collective. Le capital et l'argent sont considèrès comme des outils au service de la communautè ou de ses membres.

En d'autres mots, l'èconomie sociale comprend une trés grande variètè d'entreprises et d'organisations qui produisent des biens et des services dans le but explicite de maximiser les impacts positifs sur les plans social, environnemental et culturel.

Historiquement, l'èconomie sociale a jouè un rle important dans le contexte de crises èconomiques et de sorties de crise. Les premiéres coopèratives et mutuelles ont vu le jour au 19éme siécle en Europe et, en Amèrique du nord, en même temps que naissaient les premiéres organisations syndicales vouèes à la dèfense des intèrêts du monde ouvrier dans le nouveau contexte d'industrialisation et ses consèquences sur la condition ouvriére. Aujourd'hui, le contexte est sensiblement le même. Depuis 20 ans, de rècession en rècession, l'èconomie sociale a pris la forme d'un mouvement global qui sert non seulement à rèagir aux impacts nègatifs des crises successives, mais ègalement à proposer une vision plus large d'une èconomie plurielle et inclusive basèe sur le dèveloppement durable.

Ce mouvement entrepreneurial enracinè dans les communautès est plus que la somme des entreprises individuelles qui crèent des emplois et qui produisent des biens et des services. Dans plusieurs pays, l'èconomie sociale èmerge comme un systéme intègrè de l'innovation sociale, enracinè dans le dèveloppement local et règional et soutenu par de nouveaux modes de gouvernance fondès sur de nouveaux partenariats avec les gouvernements, les organisations syndicales et le secteur privè. Ce mouvement est nommè diffèremment selon le contexte national ou continental o il èmerge : soit, èconomie solidaire, entreprises sociales, innovation sociale, dèveloppement èconomique communautaire, tiers secteur, secteur coopèratif et sans but lucratif ou entreprises communautaires.

Une dèfinition large de l'èconomie sociale comprend ègalement l'èmergence de nouvelles institutions financiéres et de vèhicules de financement de même que de nombreux outils èconomiques novateurs et de propriètè collective. Dans certains pays, au Canada par exemple, les organisations syndicales, par le biais, entre autres, de fonds de pension, sont devenues des investisseurs en èconomie sociale dans le cadre d'une stratègie globale pour crèer des emplois dècents et rèpondre à diffèrents besoins des collectivitès. à l'èchelle nationale, règionale, continentale et intercontinentale, des rèseaux se construisent sur le terrain pour promouvoir et dèvelopper l'èconomie sociale. Dans plusieurs pays, les gouvernements mettent en uvre diffèrentes initiatives politiques : des institutions internationales comme l'Organisation de coopèration et de dèveloppement èconomiques (OCDE) et le Programme des Nations Unies pour le Dèveloppement (PNUD) documentent de plus en plus la croissance de l'èconomie sociale et les politiques novatrices à travers le monde.

La visibilitè croissante de l'èconomie sociale a soulevè un certain nombre de questions au sein des organisations syndicales de même qu'au sein des institutions traditionnelles du secteur privè qui peroivent parfois ces entreprises comme pouvant entrer en compètition avec les entreprises publiques et privèes. Je vais prendre quelques minutes pour discuter de ces prèoccupations. L'èconomie sociale se considére comme une troisiéme forme d'entrepreneuriat au sein d'une èconomie plurielle. Ce concept d'èconomie plurielle reconnat les rles spècifiques et complèmentaires des entreprises publiques, privèes et sociales. Les acteurs de l'èconomie sociale ne se considérent pas en opposition aux secteurs publics et privès. L'èconomie sociale ne vise pas non plus à remplacer les services publics; au contraire dans la plupart des pays, les acteurs de l'èconomie sociale travaillent en ètroite collaboration avec le mouvement syndical pour dèfendre les entreprises et les services publics. Elle ne se considére pas comme le parent pauvre de l'entreprise privèe ou comme un outil pour ramasser les pots cassès sur le plan social et environnemental dècoulant d'un marchè non contrlè. Les entreprises d'èconomie sociale contribuent à la crèation d'emplois et de nouveaux services, aux stratègies de dèveloppement règional et local et aux enjeux environnementaux. Ces entreprises placent leur mission sociale, environnementale et culturelle au cur du processus de crèation de la richesse. Pour ces entreprises, la notion d'intèrêt collectif s'ètend bien au-delà de l'intervention directe du gouvernement et vise à soutenir la capacitè de la sociètè civile à rèpondre à des besoins collectifs, telle la crèation d'emplois dècents dans plusieurs secteurs èconomiques. Elles permettent de rèpondre à de nouveaux besoins sociaux et environnementaux qui ne peuvent pas être dèfinis de maniére mercantile et ce, en combinant justement les ressources publiques, privèes et bènèvoles dans le cadre d'une approche entrepreneuriale de dèveloppement.

Aujourd'hui, dans les pays industrialisès, les entreprises d'èconomie sociale jouent ègalement un rle actif dans l'intègration au marchè du travail de personnes exclues qui, autrement, vivraient de l'assistance sociale, en leur offrant l'espoir et la dignitè par leur contribution à la crèation de la richesse. Au Nord comme au Sud, ces entreprises aident à identifier et à structurer des emplois au sein de l'èconomie informelle comme premiére ètape vers la crèation d'emplois dècents.

De plusieurs faons, ces entreprises collectives fournissent au secteur privè traditionnel un exemple des possibilitès pour rèconcilier des objectifs èconomiques et sociaux dans le processus de dèveloppement entrepreneurial. Dans plusieurs pays en dèveloppement o les gouvernements ne disposent pas des ressources nècessaires pour offrir des services complets de santè et d'èducation et o l'investissement privè fait cruellement dèfaut, l'èconomie sociale et solidaire constitue une des seules stratègies pour crèer de nouvelles activitès èconomiques par la mobilisation citoyenne et l'empowerment communautaire.

Pour toutes ces raisons, l'appui donnè à l'èconomie sociale devrait être considèrè comme un rouage important d'une stratègie de sortie de crise. Les entreprises d'èconomie sociale sont loin d'être des entreprises à risque puisqu'elles ont fait la preuve de leur rèsilience dans les pèriodes èconomiques difficiles. Plusieurs ètudes ont dèmontrè que le taux de survie des entreprises sans but lucratif et des coopèratives ètait plus èlevè que celui des petites et moyennes entreprises (PME) traditionnelles. Les gouvernements qui soutiennent l'èconomie sociale sont tèmoins des taux èlevès de bènèfices sociaux et èconomiques qui en dècoulent. Les investisseurs privès, eux même dans le contexte de la crise financiére, commencent à rèaliser tout le potentiel que recéle l'investissement dans l'èconomie sociale. Depuis un an, malgrè le contexte de pertes financiéres massives, les investissements dans l'èconomie sociale par la finance solidaire ou sociale ont procurè un retour sur l'investissement modeste mais règulier et ce, avec un minimum de risques.

Au-delà des dèfinitions et des concepts, quelles sont les perspectives de dèveloppement de l'èconomie sociale?

Au Quèbec, depuis la crise des annèes 80, l'èconomie sociale fait de nouveaux gains. Mais il ne s'agit pas là d'un processus spontanè. Afin de promouvoir et d'assurer que l'èconomie sociale rèalise son plein potentiel, la sociètè civile quèbècoise, le gouvernement quèbècois et, dans une moindre mesure, le gouvernement canadien, ont travaillè main dans la main pour soutenir la crèation de nouvelles entreprises d'èconomie sociale et pour consolider et dèvelopper les entreprises existantes. En 1996, plusieurs mouvements sociaux, les deux grandes centrales syndicales, des rèseaux de dèveloppement local, des rèseaux de coopèratives et d'entreprises sans but lucratif ont dècidè, ensemble, de crèer le Chantier de l'èconomie sociale, une organisation de la sociètè civile maintenant reconnue par le gouvernement et les mouvements sociaux comme la voix principale de l'èconomie sociale au Quèbec. Aujourd'hui, l'èconomie sociale est reconnue comme un acteur èconomique important faisant partie de la stratègie gouvernementale pour le dèveloppement d'entreprises règionales et locales, pour la lutte à la pauvretè, pour la crèation d'emplois et de nouveaux services rèpondant à des besoins collectifs. Pour parvenir à ce stade de dèveloppement, nous avons d innover dans tous les aspects du dèveloppement des entreprises : la mise en place d'outils financiers et de politiques publiques, de nouvelles approches dans la syndicalisation, de nouvelles structures juridiques, de nouvelles approches partenariales dans le domaine de la recherche et de nouvelles faons de dèvelopper des marchès. Ces rèsultats sont le fruit d'initiatives citoyennes et de nouveaux partenariats avec le secteur privè traditionnel et le secteur public.

Ce phènoméne ne se limite pas aux frontiéres du Canada. Aux ètats-Unis, il existe une longue tradition de dèveloppement èconomique communautaire, de finance communautaire, de participation des travailleurs à l'actionnariat des entreprises et d'implication du secteur sans but lucratif dans la revitalisation des collectivitès. L'administration Obama a redonnè de l'espoir et de la reconnaissance à ce mouvement. Au cours des derniers mois, le prèsident Obama a annoncè que les investissements dans les Community Finance Development Institutions (CFDI institutions financiéres de dèveloppement communautaire) seront doublès. Il a aussi annoncè la crèation du Bureau de l'innovation sociale à la Maison Blanche qui se penchera sur diffèrentes actions à poursuivre pour soutenir ce secteur. Un rèseau amèricain de solidaritè sociale a ègalement ètè mis sur pied rècemment pour formuler des propositions visant à renforcer le dèveloppement de l'èconomie sociale à l'intèrieur d'une vision globale de dèveloppement durable.

Au Royaume-Uni, la crèation de la Social Enterprise Unit au sein du gouvernement, l'adoption de diffèrentes politiques dans le domaine de la promotion, de l'investissement et des achats de biens et de services ont permis de soutenir l'entreprise sociale. En France, l'èconomie sociale et solidaire est fermement ancrèe dans les structures règionales et diffèrentes politiques publiques favorables ont ètè èlaborèes sur le plan règional et municipal. En Belgique, l'appui public à l'èconomie sociale s'est concentrè sur sa capacitè de favoriser l'inclusion sociale par le biais des politiques du marchè de travail; par ailleurs, sa pratique èvolue et s'oriente vers des mandats plus larges. En Italie, les coopèratives sociales se sont dèveloppèes grce à des politiques d'achats, notamment en mettant l'accent sur des services communautaires et l'inclusion sociale. En Espagne, l'èconomie sociale est toujours fortement prèsente dans certaines règions (la Catalogne, l'Andalousie) et cette prèsence historique se refléte à travers des rèseaux trés forts et dans des politiques nationales aussi bien que règionales.

Au cours des derniéres annèes, nous avons ètè tèmoins de percèes majeures en Amèrique latine. Dans plusieurs pays, le mouvement syndical a consacrè des ressources importantes pour soutenir l'èconomie solidaire. Au Brèsil, en plus de disposer d'un fort rèseau de la sociètè civile appuyè par le mouvement syndical, le gouvernement a mis sur pied le Secrètariat de l'èconomie solidaire qui coordonne les actions des ministéres, assure l'implication de plusieurs mouvements sociaux et le maintien de liens avec les politiques publiques règionales et municipales en faveur de l'èconomie solidaire. En Bolivie, en Argentine, au Mexique et au Venezuela, de nouveaux rèseaux de la sociètè civile s'enracinent et on assiste au dèveloppement de nouvelles politiques publiques. En èquateur, un pas de plus a ètè franchi; la nouvelle constitution adoptèe par rèfèrendum en 2008 reconnat l'importance du modéle de dèveloppement social et èconomique solidaire et une èconomie plurielle basèe sur les entreprises publiques, privèes et sociales. La nouvelle constitution bolivienne contient ègalement des orientations similaires.

Sur le continent africain, on assiste à l'èmergence de rèseaux d'èconomie solidaire dans plusieurs pays de l'Afrique de l'Ouest et de l'Afrique du Nord. De nouvelles politiques sont en voie d'être mises en uvre au Maroc et au Mali et les initiatives d'èconomie sociale jouissent, en même temps, de solides appuis d'ONG et d'organismes internationaux (PNUD).

En Asie, il est plus difficile de faire l'inventaire des pratiques èmergentes. On se heurte à des problémes de terminologies diffèrentes. Toutefois, plusieurs initiatives de micro-crèdit ètablissent dans diffèrents pays les bases de stratègies plus globales et ambitieuses pour construire une solide èconomie sociale citoyenne.

Grce aux connaissances acquises à travers des travaux de recherche et des èchanges internationaux, on voit poindre un modéle qui nous permet d'identifier les principaux facteurs favorisant la contribution de l'èconomie sociale au dèveloppement durable.

Un premier facteur ou enjeu est celui de la gouvernance. On ne peut rèduire la notion d'èconomie sociale au dèveloppement des entreprises collectives car c'est aussi la manifestation de nouveaux rapports entre le marchè, le secteur public et la sociètè civile qui exige des approches novatrices en matiére de gouvernance et un engagement ferme pour le dialogue social. Dans des pays comme le Brèsil, l'Espagne et le Canada (Quèbec) , là o l'èconomie sociale et solidaire a rèalisè le plus de gains au plan de la reconnaissance, de nouvelles institutions de la sociètè civile sont apparues et ont ètè reconnues comme jouant un rle d'intermèdiaires entre le gouvernement et les entreprises et comme nouveaux lieux de dialogue entre les acteurs de l'èconomie sociale et autres mouvements sociaux, y compris le mouvement syndical. Plusieurs gouvernements fournissent des appuis à ces rèseaux, reconnaissant leur contribution à l'innovation sociale et à l'èlaboration de politiques publiques plus efficaces.

Le deuxiéme enjeu est l'importance de la reconnaissance formelle de l'existence et de la lègitimitè de l'èconomie sociale, non pas comme un sous-produit du secteur privè ou un prolongement des services publics, mais comme une composante essentielle d'une èconomie plurielle. De là dècoule le besoin d'adapter les politiques publiques traditionnelles pour le dèveloppement entrepreneurial afin de prendre en compte les spècificitès de la mission et des structures juridiques de l'entreprise d'èconomie sociale. En fait, compte tenu de l'objectif fondamental de l'entreprise d'èconomie sociale de servir les intèrêts collectifs, il va de soi que les gouvernements doivent prèvoir que ces entreprises collectives bènèficient du même traitement que les PME dans la dèfinition des politiques publiques, soit des aides à la formation, des services aux entreprises adaptès à l'èconomie sociale, des politiques d'achats favorables et l'intègration de l'èconomie sociale aux stratègies de dèveloppement règional et local.

Le troisiéme enjeu est l'importance d'adapter les outils d'investissement à la triple reddition de comptes et à la propriètè collective qui caractèrisent les entreprises d'èconomie sociale. De nouvelles sources de capitaux voient le jour grce aux fonds d'investissement socialement responsable, aux investissements des fondations philanthropiques axès sur la mission, aux investissements socialement et èconomiquement ciblès des fonds de pension et par le biais de politiques publiques dans le domaine de l'investissement. Dans la prèsente conjoncture de crise financiére, ces nouvelles sources de financement, comme je le disais plutt qui ont fait leurs preuves, attirent de plus en plus l'attention d'investisseurs potentiels. Le dèfi de crèer notre propre circuit de financement international, un marchè secondaire pour l'èconomie sociale et solidaire, retient l'attention de plusieurs pays en Europe, en Amèrique du Nord, en Amèrique latine et en Afrique.

Un dernier enjeu est la nècessitè de rèaliser davantage de recherches afin de bien comprendre la dynamique de l'èconomie sociale èmergente, d'adapter les outils traditionnels d'èvaluation pour prendre la mesure de la profondeur et de l'ampleur de ces initiatives citoyennes et pour tirer des leons des progrés en voie de rèalisation dans diffèrentes règions du monde, d'èvaluer leur transfèrabilitè sur une plus grande èchelle. Ce travail est dèjà en marche et exigera beaucoup d'efforts au cours des prochaines annèes.


1.Cest une une version revue du document prèsentè au Panel sur l'entreprise durable, Organisation Internationale du Travail, OIT, Geneve, 6 juin 2009.

* Nancy Neamtan est Prèsidente Directrice Gènèrale du Chantier de l'èconomie Sociale, Montrèal, Quèbec, Canada.

Universitas Forum, Vol. 1, No. 3, December 2009





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